Il y a un an, j'ai donné une série de conférences sur la psychologie de l'enfant et la philosophie morale. J'ai sélectionné pour ce blog quelques morceaux choisis parmi les thèmes qui me sont chers, dont voici le premier.
J’ai bien conscience que le terme de devoir ne plaît pas. Dans notre imaginaire collectif, l’enfant est perçu comme une source de joie et de plaisir. Il est l’heureux événement qu’un couple nouvellement marié vient vous annoncer, et duquel il n’est pas permis de ne pas vous réjouir bruyamment sous peine de vous voir accusé de sentiments suspects ! Le parent qui prétendrait accomplir avec ses enfants son devoir donnerait à penser qu’au fond, il ne les aime pas vraiment, qu’il fait les choses en se forçant, "par devoir" justement, et donc sans affection. Alors pourquoi invoquer le devoir là où tout le monde préfère parler d’amour ?
Parce qu’il y a quelque chose de contraire au respect que l’on doit à l’enfant, à son humanité, à le considérer seulement comme une source de joie. A en faire l’objet de toutes nos espérances, le centre de toutes nos attentions, l’origine de tous nos bonheurs, on risque d’en faire un instrument au service de notre plaisir, un objet dont l’unique vocation serait de nous combler. C’est ainsi que Dolto parlait de ces mères qui transforment leur enfant en un objet fétiche, comparable aux poupées avec lesquelles elles jouaient petites. La probabilité est alors forte qu’à l’imitation de sa mère, l’enfant une fois adulte fasse de son propre bien-être le but ultime de ses relations aux autres.
Un regard plus juste serait d’envisager l’enfant comme un être porteur de droits spécifiques, droits que tout adulte en relation ponctuelle ou durable avec lui a le pouvoir de respecter ou de bafouer, au gré de ses humeurs et des circonstances. Et qui dit « droits de l’enfant » dit aussitôt « devoirs de l’adulte ».
Mais pourquoi vouloir établir ce diktat froid et insensible du Droit ? Ne suffit-il pas d’aimer l’enfant pour le respecter ?
La difficulté vient de ce que l’amour est de l’ordre du sentiment, et que n’étant pas maître de nos affects, nous ne sommes pas assurés d’aimer les enfants que nous avons la responsabilité d’éduquer. Les enseignants par exemple n’aiment pas toujours les élèves qui leur sont confiés. Certains leur sont indifférents, d’autres franchement antipathiques. Serait-ce une raison pour qu’ils refusent par exemple de corriger avec conscience et équité le travail de ceux pour lesquels leur cœur reste insensible ? Même l’amour des parents, dont on voudrait parfois croire qu’il est indéfectible, connaît des hauts et des bas. Une mère confrontée à l’ingratitude manifeste d’un fils adolescent peut éprouver pour lui des sentiments ambivalents. Et que dire de la patience et de l’amour parentaux quand l’enfant déçoit leurs attentes ou qu’il « heurte nos sentiments, nous embarrasse, détruit nos objet les plus précieux, lance sur nous sa nourriture ou passe sa rage en frappant sa petite sœur ou nous-même » ? (Bettelheim, Pour être des parents acceptables)
Ajoutons à cela que l’amour est une force aveugle. Cette force nous pousse à l’action mais sans être toujours au fait de l’opportunité de nos comportements. Il arrive ainsi fréquemment que des parents fassent par amour pour leur enfant des choses qui lui seront nuisibles. Trop protecteur, l’amour parental peut aller à l’encontre de l’autonomie de l’enfant, générer en lui de véritables angoisses, là où un comportement plus mesuré permettrait à l’enfant de gagner en confiance.
Enfin, ce que l’on croit parfois faire par amour pour ses enfants peut être aussi, et de manière inconsciente, accompli par amour de soi et pour la satisfaction de son ego. C’est une idée qui m’apparaît cruciale à plus d’un titre : qu’est-ce qui motive nos décisions relatives à l’éducation d’un enfant ? S’agit-il réellement du bien de cet enfant ou n’y a-t-il pas à l’œuvre un intérêt égoïste nous masquant l’intérêt réel de celui-ci ?
C'est donc surtout parce que la considération du devoir est un meilleur garant du respect de l'enfant que le sentiment, du moins aussi longtemps que ce dernier n'est pas désintéressé, qu'il me semble essentiel de ne pas sacrifier le devoir sur l'autel de l'amour.
Les commentaires récents